FAIRE DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ LA COLONNE VERTÉBRALE DU PROJET EUROPÉEN - Édito du 29 juin 2023

Voir toutes nos actualités

L'Europe sociale n'est elle qu'un mot, une chimère? Un conte à dormir debout servi depuis toujours aux gauches du continent pour obtenir leur assentiment? C’est en tout cas une histoire interminable de rendez-vous manqués et de promesses non tenues. Avec à la fin cette question lancinante: où donc est l'Europe sociale, existe-t-elle seulement ? En principe oui, au moins un peu. En tout cas les textes mentionnent l’idée puisque dès le traité de Rome en 1957 un chapitre est consacré aux politiques sociales. Il faut attendre la fin des années 1980 pour voir apparaître la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs qui définit une sorte de modèle européen du droit du travail, puis 2017, à Göteborg en Suède, l’adoption du Socle européen des droits sociaux. Et encore: le texte fixe certes un cadre et des objectifs en matière sociale… mais il n’est pas contraignant juridiquement et est bourré de références multiples tant à la croissance qu’au bon fonctionnement du marché.

Bref : l’Europe sociale est une sorte d’Arlésienne qui se promènerait entre Bruxelles et Strasbourg, mais que personne jusqu’ici n’a jamais vraiment vue. La réalité c'est que la loi d'airain du libéralisme auquel l'Europe n'a cessé de se soumettre a souvent entravé toute volonté d'avoir des politiques sociales européennes concertées et ambitieuses.

On nous promettait une prospérité partagée en Europe. Pourtant en France, après redistribution, les 10% les plus riches ont des revenus quatre fois et demie plus élevés que les 50% les plus pauvres et c’est à peu près la même chose dans tous les pays d’Europe. Dans le même temps, les dix dernières années ont aussi vu un net recul de la redistribution : les 10% les plus riches sont moins taxés, et les dépenses sociales augmentent moins rapidement qu'auparavant, à cause de l’austérité budgétaire (Etude menée en 2020 par des chercheurs 
du World Inequality Lab).

La Stratégie Europe 2020, qui devait réduire de 25 % le nombre d’Européennes et d’Européens vivant au-dessous du seuil national de pauvreté et sortir plus de 20 millions de personnes de la pauvreté, est un échec cuisant, et pas seulement à cause du Covid ou de la terrible guerre que Poutine a déclaré à l’Ukraine.

Aujourd’hui plus d’un·e Européen·ne sur cinq est menacé d’exclusion sociale. L’adage “ne laisser personne de côté” brandi par l’Union européenne a fait long feu ; et la pauvreté a à nouveau explosé à l’aune des crises, prouvant que notre modèle n’est en rien construit pour remédier aux inégalités et aux injustices.

La misère est une réalité structurante en Europe et pour des millions de personnes elle n'est pas l'exception mais la règle. C'est de cet état des lieux qu'il faut partir pour réenvisager la question de l'Europe sociale qui ne saurait demeurer une abstraction. Dans le cycle qui s'ouvre, nous proposons d'articuler la construction européenne autour des impératifs de lutte contre la pauvreté. En faire sa colonne vertébrale. Car la pauvreté constitue un défi systémique, auquel seule pourra répondre une volonté politique constante.

La persistance de la pauvreté ne doit rien à la fatalité. Elle est le fruit de choix politiques appuyés sur un imaginaire de classe majoritairement partagé par les élites dirigeantes. Dans leur vision, "le pauvre", c'est l'autre absolu, l'impensé, le marginal qu'au mieux on soutient par charité quand on ne vilipende pas sa paresse ou son inadaptation au fonctionnement social.

On fait plus la morale aux pauvres pour les tenir responsables de leur situation qu'on agit contre la pauvreté en cherchant à déconstruire les déterminismes sociaux et les inégalités. Nous parlons d'Europe, mais la trahison des pauvres est d'abord nationale. Prenons le cas français, particulièrement éloquent parmi les états européens. On dit qu'un Président qui a rendu son tablier sans pouvoir se représenter se moquait des « sans-dents », de celles et ceux dont les moyens ne permettent pas de prendre soin de leur dentition qui est pourtant, selon les mots d’Olivier Cyran, une « devanture sociale ». Le Président qui lui a succédé, qui est lui encore en poste, propose aux chômeurs de traverser la rue (ou le Vieux Port de Marseille) et décrète qu’il y aurait des « gens qui ne sont rien ». Il ajoute désormais à cela une proposition scélérate: il s'agit de dérembourser les soins dentaires afin "d’économiser" de l’argent public. La décision visant à faire passer de 70 à 60% le remboursement des soins dentaires frappe les plus pauvres deux fois, puisque les mutuelles ont aussitôt annoncé réhausser leurs tarifs. C’est un cercle vicieux : puisque les pauvres ne sont rien, on peut les enfermer dans la douleur des maladies dentaires et renforcer davantage encore leur exclusion.

Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres du peu de cas qui est fait des pauvres. On n'hésite pas à prendre dans leur poche l'argent qu'on refuse de réclamer aux riches en refusant de les taxer à un juste niveau.

L’Europe doit changer de pied. Le tout marché et la recherche de la croissance infinie (dans un monde pourtant fini!) ne peuvent être plus longtemps les boussoles de la construction européenne.

Nous avons besoin d’inventer l’Etat providence européen, qui reposerait sur deux pieds. D’une part, la garantie de minima sociaux entendus non pas seulement comme une allocation minimale nécessaire mais également comme un accès aux droits, élargi à l’aune de la crise écologique et du déploiement numérique par exemple avec le droit de ne pas travailler par fortes chaleurs ou de ne pas avoir à choisir entre un métier qui empoisonne et le chômage, le droit à un logement digne et à l’accès aux espaces verts, ou encore le droit à vivre hors-ligne. D’autre part, des services publics fonctionnels et donc renforcés, ce qui passe par le fait de désamorcer les critères de Maastricht et du Pacte de stabilité budgétaire pour redonner les moyens à la santé, à l’éducation, ou encore libérer la rénovation thermique des verrous budgétaires existants.

Pour combattre réellement la pauvreté, toutes les politiques doivent être évaluées à l’aune de leur impact sur les 20% et 10% les plus pauvres, qu'il s'agisse d'une directive, d'un règlement, d'une loi nationale, et sur tous les sujets, qu’il s’agisse des questions sociales et d’accès aux droits, culturelles ou de politiques environnementales et climatiques, économiques et d’aménagement.

Ce faisant, nous nous éviterions d’adopter des politiques publiques qui contribuent à accroître la précarité et creuser les inégalités qui frappent le projet européen en son cœur et contribuent à en éloigner les citoyennes et citoyens.

J'ajoute que pour faire de l’éradication de la misère le socle de notre projet européen, nous devons impérativement intégrer les personnes en situation de pauvreté à tous les processus d’élaboration des lois et programmes européens.

C’est possible, avec un tantinet d’imagination... et de détermination. De la même manière que les maladies des femmes seraient mieux connues si les femmes étaient dans les instances de décision médicales et nationales, nous aurions tout à gagner de la participation des plus pauvres, de leurs savoirs et expériences indispensables pour agir contre la pauvreté.

J’emprunte, pour finir, les mots d’Aye Aye Win, présidente du comité international 17 octobre, qui nous dit que « L’extrême pauvreté n’est pas un échec personnel, mais un échec collectif de lois, de politiques et d’actions injustes qui privent les gens de leur dignité et permettent à l’extrême pauvreté de persister. »

Ce n'est qu’en répondant aux questions cardinales de la dignité, de l’égalité et de la solidarité, que nous trouverons, au lieu des sempiternels motifs de défiance, le chemin de la réconciliation.

Je partage l'article autour de moi